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Belle du Seigneur

"Belle du Seigneur" est u roman d'Albert Cohen (Suisse, 1895-1981), publié à Paris chez Gallimard en 1968. Grand prix du roman de l'Académie française.

 

Entrepris dès les années 1935, annoncé lors de la publication de Mangeclous en 1938, Belle du Seigneur, roman d'une exceptionnelle ampleur malgré les coupes effectuées (voir les Valeureux), rendit la célébrité à un auteur quelque peu oublié depuis la guerre (voir Solal).

 

I. Genève, «Sous le soleil de midi», 1er mai 1935. «Déguisé en vieux juif», «pauvre et laid», Solal, sous-secrétaire général de la SDN, prince de beauté, s'introduit chez Ariane Deume et lui déclare son amour: horrifiée, Ariane le repousse violemment. Solal, ôtant son déguisement, lui promet alors de la séduire par «les sales moyens» habituels. Le même jour Adrien, le mari d'Ariane, petit fonctionnaire médiocre à la SDN, risquant un blâme à cause de son inefficacité chronique, est reçu par Solal qui le fait nommer «membre A» par le tour spécial.

 

II. Les «Valeureux», cousins de «la branche cadette des Solal», arrivent à Genève fin mai et Saltiel rend visite à son neveu Solal au Ritz. Le 1er juin, Adrien et ses parents adoptifs, Antoinette et Hippolyte Deume, se préparent à recevoir à dîner Solal, qui ne vient pas. Solal confie une lettre d'excuses pour Ariane à Mangeclous qui en profite pour prendre un pantagruélique goûter avec le père Deume. Solal fait envoyer Adrien en mission à l'étranger pour trois mois, dîne avec lui le soir de son départ, le 8 juin, puis, resté seul avec Ariane, arrivée en retard après le départ de son mari, la séduit par un immense discours sur la séduction.

 

III. Les amants vivent alors six semaines de bonheur intense, alors qu'Isolde, la «vieille» maîtresse de Solal, se suicide.

IV. S'étant promené, «habillé en juif, avec lévite longue et phylactères», dans les rues du Berlin nazi, Solal, tabassé et en sang, est soigné par la naine Rachel qui se cache avec sa soeur folle et aveugle dans la «cave Silberstein». Ariane, effrayée par le silence de son amant, rassurée enfin par un télégramme, se prépare longuement à le revoir le 25 août. Mais, à l'heure dite, c'est Adrien, revenu plus tôt que prévu, qui sonne à la porte. La même nuit, aidée par les Valeureux, Ariane s'enfuit à cheval pour rejoindre Solal. Adrien, abattu, erre dans sa maison vide, puis tente de se suicider.

 

V. Installés dans un hôtel à Agay, sur la Côte d'Azur, Ariane et Solal - qui a perdu son poste puis sa nationalité française à la suite d'une intervention en faveur des juifs allemands - vivent à l'écart des autres. Ils décident de louer une villa, la «Belle de mai». Solal, qui a caché la vérité à Ariane, supporte de plus en plus mal l'ennui qui s'installe.

VI. En septembre 1936, Solal entreprend d'humiliantes démarches à Paris, puis à Genève, pour réintégrer le monde social. Ayant échoué, il erre dans les rues, en butte aux omniprésents discours antisémites. Ariane, après le retour de son amant, lui avoue avoir eu, avant de le connaître, une liaison avec un chef d'orchestre, réfugié politique allemand, Serge Dietsch. Fou de jalousie, Solal multiplie les scènes, de plus en plus violentes et dégradantes.

 

VII. De retour au Ritz à Genève, toxicomanes, enfermés dans leur solitude et la déchéance de leur passion, les amants se suicident le 9 septembre 1936.

 

Avant de plonger dans le torrent de la passion amoureuse, Belle du Seigneur déploie une féroce verve satirique. Première victime: Antoinette Deume (voir Mangeclous). Petite-bourgeoise «interminable et osseuse», affligée d'un défaut de prononciation, croyant - bien à tort - connaître les usages du monde, passionnée par la vie des rois, elle tyrannise son «petit phoque barbichu» de mari aussi bien que son personnel auquel elle ne cesse de rappeler la différence de «miyeu». Persuadée du «vif intérêt que Dieu ressentait pour elle», elle incarne surtout, avec son éternel «sourire inexorablement décidé à pratiquer l'amour du prochain», l'hypocrisie chrétienne et sociale.

 

Autre cible: Adrien Deume, son fils adoptif. Et le roman, en des pages hilarantes, raconte longuement ses journées de constante procrastination. «Ennobli de sociale importance», il cherche sans cesse à augmenter son capital de relations sociales, pareil en cela à toute la SDN Antisémite avant sa promotion par Solal, incapable de satisfaire sa femme mais «par lui-même charmé», il se propose d'écrire un roman sur don Juan et se croit l'ami de Solal lorsque celui-ci, s'apprêtant en fait à séduire Ariane, lui explique les véritables motivations du donjuanisme: «Chacune de ses mélancoliques victoires» prouve au séducteur «le peu d'existence de Dieu» dont il est par ailleurs «assoiffé».

 

Véritable morceau de bravoure, le grand discours de Solal devant Ariane muette démonte une à une toutes les ruses de la séduction - «en plus des deux convenances, la physique et la sociale, il n'y faut que quelques manèges», révélant les fondements inavoués de ce qui n'est qu'une «babouinerie» (voir aussi le «cours» de Mangeclous dans les Valeureux). Comme promis au début, Ariane tombe énamourée, «les yeux frits». S'ouvre alors, au milieu du roman (III), le bref moment de passion heureuse, éphémère accord parfait entre deux êtres restés innocents: «C'est affreux d'être tout le temps une grande personne», soupire Ariane qui, une fois conquise, «sur le seuil et sous les roses» remplace dans l'air de la Pentecôte de Bach le nom du Christ par celui de son «seigneur». Alternant sans cesse les points de vue, imbriquant avec une extrême virtuosité banalités d'amoureux et discours poétiques, récit et monologues intérieurs, éblouissements sensuels et prémices d'échec («O débuts, jeunes baisers, demandes d'amour, absurdes et monotones demandes»), Cohen, en une langue très rythmée, multipliant anaphores, longues périodes lyriques et brèves phrases nominales, célèbre la «marche triomphale de l'amour»: «O cantique insensé, cantique de jeunesse.»

 

Tout le roman est, à l'image de ces pages, d'une écriture ample et luxuriante. Parfaitement adéquat à l'«entreprise inouïe» du héros extraordinaire qu'est Solal, le style ne s'interdit aucun effet: «Descendu du cheval, il allait [...] étrange et princier [...] dans la forêt aux éclats dispersés de soleil, immobile forêt d'antique effroi» (I). Mais cette oralité correspond aussi, dans la seconde moitié du roman, à la solitude fondamentale de protagonistes dont l'action nous est surtout rendue à travers la conscience de leur entourage. Contrepoints ironiques - tel le regard railleur de la servante Mariette -, «délire sublime» de l'amour (Ariane) ou flux d'une conscience désespérée devant l'échec inéluctable de la passion (Solal), de longs monologues sans ponctuation scandent ainsi cet hymne tragique de la passion.

 

Coupé de toute relation sociale, «l'amour chimiquement pur» mène en effet au désastre et à l'asphyxie. «Enfermés dans la souricière d'amour», «condamnés à être exceptionnels et sublimes», les amants mettent au point un rituel extravagant qui doit les empêcher de se voir autrement que parfaitement habillés ou de s'entendre aller aux toilettes. Mais si Solal n'avoue jamais à Ariane son éviction de la SDN, s'il plonge volontairement dans la jalousie la plus exacerbée pour chasser l'ennui qu'il croit ou sait inévitable - en fait, les parties V et VI ne donnent jamais que le point de vue de Solal -, c'est qu'il est persuadé qu'Ariane ne supporterait pas sa déchéance sociale. Leur passion est en fait marquée par la tache originelle: ayant rêvé d'un amour magique qui se passerait de séduction et, comme il l'a déclaré à Ariane, et rêvé aussi d'une femme, «la première humaine», «qui rachète toutes les femmes», Solal ne peut échapper à ce «démon en lui» qui lui rappelle sans cesse l'impureté d'un amour fondé sur la seule beauté physique, par définition vouée à la disparition. Le narrateur et son héros partagent en effet la même obsession de la mort, inscrite dans tout corps, qui leur fait voir partout de «futurs cadavres» - voir la fin de la troisième partie où «un qui fut jeune» s'adresse aux «jeunes gens» et imagine une macabre danse des squelettes. L'admiration de la beauté physique renvoie, pour eux, à la «paléolithique» adoration de la force. Or la satire sociale avait déjà souligné la féminine soumission aux puissants: «Séduit et féminin, [...] vierge bouleversée et timide épousée conduite à l'autel, [Adrien] allait au bras du supérieur.» Tout rapport social est ainsi rapport de domination, donc expression de la «Force, pouvoir de tuer».

 

Le roman trouve là son unité thématique, voire idéologique: ni la passion ni la société occidentale n'échappent à la «loi de nature» - qui atteint son apogée chez les «bêtes de grande blondeur» de Berlin - écrasant la «loi d'antinature», la loi de Moïse qui crée «ce monstre non naturel et non animal qu'est l'homme». Ainsi, quoiqu'il n'obéisse à aucune «logique» psychologique traditionnelle, le comportement de Solal est pourtant parfaitement cohérent dans ses contradictions mêmes: son escapade berlinoise de même que l'envoi par lui-même d'une «lettre anonyme révélant l'irrégularité de sa naturalisation» relèvent d'une volonté désespérée de se solidariser avec ce «peuple de la Loi et des prophètes» dont il s'est définitivement coupé. Mais d'humains, il n'y a, ici, que quelques vrais chrétiens - la famille d'Ariane: Tantlérie et l'oncle Agrippa -, ainsi que les Valeureux, dont le roman du même nom dit la disparition définitive. Dans Belle du Seigneur, sa défense des juifs allemands, sa quête de l'absolu - la passion remplaçant le judaïsme (voir Mangeclous) - mènent Solal au suicide, et seuls le vieux juif, rejeté, et la naine Rachel, qui au moment de sa mort vient ordonner à Solal «de dire le dernier appel, ainsi qu'il était prescrit, car c'était l'heure», incarnent cette humanité vaincue, célébrée et rétablie par la puissance romanesque.



23/05/2015
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