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L’art abstrait du xxe siècle, autour de l’arabesque

« L’art abstrait […] : apportera-t-il plus qu’un regain de l’ornemental ? » s’interrogeait Hugo Ball avec scepticisme en 19171. Chez les pionniers de ce que l’on appelle l’art abstrait, on se heurte effectivement à une hostilité dogmatique envers l’ornement. Wassily Kandinsky qualifiait l’ornement de « simple forme extérieure, qui n’exprimait rien intérieurement » ; il estimait que la « combinaison de belles couleurs sans la moindre signification n’est que de l’ornementation »2. À l’inverse, Ball se moquait des tableaux non figuratifs de Kandinsky : « les courbes décoratives ne sont que des tapis peints sur lesquels mieux vaudrait s’asseoir que de les admirer accrochés au mur »3. Vers 1920, l’ornement devenait ainsi un péché pour l’abstraction : rien n’était plus éloigné des premiers représentants de l’art abstrait que le rapport à l’ornemental, le simple décoratif.
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Or, l’ardeur avec laquelle les pionniers de l’art abstrait se défendirent contre le soupçon de pratiquer l’ornement montre combien ils sentaient instinctivement que cette catégorie exerçait, bien au-delà de l’évidente parenté formelle, une influence sur les fondements de l’art non figuratif nettement supérieure à ce que l’on voulait bien admettre. En 1908, dans Ornement et crime, Adolf Loos bannit l’ornement, qu’il qualifia de pendeloque superflue et démodée appartenant au domaine de l’architecture et de l’artisanat. Les arts libéraux devaient craindre, selon lui, que l’ornement devenu apatride ne cherche à s’exiler dans leur sphère. C’est en tout cas ce que suggère Ernst Gombrich lorsqu’il constate dans The Sense of Order en 1980 : « À une époque où la création de formes décoratives fut de plus en plus réprimée au bénéfice d’une objectivité fonctionnelle, apparut ce que l’on appela ‘l’art abstrait’, qui pénétra dans le domaine de la peinture et de la sculpture »4.

Dans une note de Die Kunst der Gesellschaft de 1995, le sociologue Niklas Luhmann regrette l’absence d’une histoire de l’évolution de l’ornement, par laquelle il entend « une histoire de l’ornement et de son rapport à l’évolution de l’art »5. L’historien de l’art autrichien Alois Riegl, dans son ouvrage qui a fait date, Stilfragen, avait pourtant réussi dès 1893 à suivre le parcours de l’évolution de l’histoire de l’ornement, du lotus ornemental égyptien en passant par la palmette grecque et la vrille d’acanthe romaine jusqu’à la tardive arabesque, même s’il ne va pas jusqu’à établir un rapport entre l’ornement et l’art du xixe siècle. Mais par la suite, au xxe siècle, l’étude de l’ornement dans son rapport à l’art moderne a été largement refoulée. Les textes du fameux critique d’art américain Clement Greenberg, par exemple, peuvent être lus comme une dénonciation – consciente ou inconsciente – de l’ornementalisme de l’art contemporain : ses écrits, qui défendent ardemment Jackson Pollock, trahissent la crainte que les œuvres de ce dernier soient envisagées sous un angle « seulement » décoratif6. Nonobstant les expositions isolées et la publication de quelques textes qui effleurent le sujet7, il a fallu, pour avoir une étude de grande envergure sur la relation entre l’histoire de l’ornement et l’art contemporain, attendre celle de Luhmann.

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Il existe bien un point à partir duquel on peut tirer un fil généalogique et le dérouler jusque dans l’histoire de l’art moderne. Le protagoniste est une forme particulière : l’arabesque est, à côté de la rocaille, le dernier ornement authentique de l’histoire de l’ornement8. Au début du xixe siècle, elle s’était nichée, tel un « passager clandestin », dans la conception du tableau romantique (Philipp Otto Runge) puis, par-delà le symbolisme (Paul Gauguin) et le Jugendstil (Henry van de Velde, Joseph Hoffmann), elle commença à influencer l’histoire structurelle de l’art engagée dans la voie de l’abstraction. De même que l’ornement arabe se divise en arabesques végétales et entrelacs de rubans géométriques, l’abstraction linéaire bifurque en une branche organique (Wassily Kandinsky, Henri Matisse, Jackson Pollock) et une branche géométrique (Alexander Rodchenko, Josef Albers, Piet Mondrian). Cette présentation, certes simplifiée, nous permet de proposer ici la thèse d’un rapport génétique entre l’histoire de l’ornement et l’histoire du développement de l’art abstrait que l’on peut formuler sous forme de question : la peinture moderne ne serait-elle en fait rien d’autre que le prolongement de l’ornement, avec d’autres moyens et sur un autre terrain ?

 

Réflexion à partir de l'Arabesque:
 

Posons d’abord cette question : qu’est-ce qu’une arabesque ? L’arabesque au sens propre du terme, telle que l’a définie Riegl9, est le sarment à feuille fourchue : une vrille végétale d’où surgit une série infinie de bourgeons et de fleurs à partir desquels s’épanouissent encore des feuilles, des vases ou des formes ornithologiques. L’arabesque obéit à la loi de la bifurcation permanente et ne semble connaître ni commencement ni fin, ni motif central. Il arrive souvent, à une époque plus tardive, que deux systèmes d’arabesques soient superposés – dans l’art ottoman par exemple –, produisant des effets séduisants par la diversité des couleurs. Un système d’arabesques peut être plus clairement naturaliste, un autre purement géométrique et abstrait ; l’arabesque ne se forme en effet pas seulement organiquement en une ligne mouvementée, ondoyante, mais aussi géométriquement, comme la célèbre étoile aux entrelacs de rubans, dont il semble qu’une infinie variété de modèles recouvre les murs de l’Alhambra ou d’autres édifices islamiques. Mais, selon Annemarie Schimmel, l’arabesque n’est pas seulement « une décoration élaborée avec art que l’on trouve partout dans le monde islamique entre le Maroc et l’Indonésie », elle est « bien plus : une expression typique de la façon dont l’Islam ressent le monde – nous découvrons également cette forme dans la poésie des pays arabes et iraniens, dans la musique orientale, dans le remplage des cloisons et des murs de châteaux et de mausolées, dans des broderies et des tapis, sous la forme de manuscrits précieux »10.

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Il est donc exact d’inscrire les débuts de l’arabesque dans l’espace culturel arabe. Mais depuis le xve siècle, elle a également été accueillie généreusement en Europe jusqu’à devenir un genre ornemental européen à part entière. En 1530, Francesco Pellegrino publia à Paris La Fleur de la science de pourtraicture. Patrons de broderie, façon arabicque et ytalique et Hans Holbein le Jeune, dont les tableaux présentent à diverses reprises des tapis orientaux, utilisa parfois des arabesques dans ses décorations. Au xixe siècle, on commença à s’intéresser aux œuvres islamiques elles-mêmes : Tales of the Alhambra de Washington Irving sur l’Alhambra de Grenade (1832), par exemple, réveilla l’intérêt pour le style « mauresque ». L’histoire de l’art découvrit dans l’arabesque la clé du passage de la mimesis classique à l’abstraction moderne. Voilà qui concrétise le « processus infini de la métamorphose et du renouvellement des créatures vivantes »11 et la tentative qu’entreprirent les romantiques pour sauver un ensemble qui se disloquait en fragments.

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Parmi les artistes qui s’intéressèrent à l’arabesque, Phillip Otto Runge – et l’univers pictural qu’il créa – a contribué de façon décisive à révolutionner la conception moderne de l’image. L’arabesque chez Runge, intégrée à ses tableaux, assume selon Werner Busch une véritable fonction : cette « simple forme ornementale » fut « chargée d’un sens supérieur »12, en tant que forme qui élabore une vision de l’impossible réconciliation entre le moi et le cosmos dont souffrait l’âme romantique13. Dans les esquisses de Runge pour les estampes des Heures du jour (1803), l’arabesque se « niche » par-dessus le cadre et déborde jusque dans l’image pour s’emparer du champ pictural. Cet élément ornemental constitue donc non seulement le cadre, mais permet aussi d’ouvrir les frontières du champ pictural, bouleversant ainsi la relation entre le tableau et son environnement. Le cadre reprend notamment, dans un langage ornemental abstrait, ce qui aurait été exprimé autrefois dans le champ principal par des images figuratives ou allégoriques. Le contenu de l’œuvre se déplace alors progressivement vers le cadre : ce dernier tend à devenir image, alors que le champ pictural proprement dit se rapproche de plus en plus d’un schématisme géométrique, d’une construction de surfaces ornementales. Ce phénomène de la rupture du cadre, particulièrement clair chez Runge, orienta la peinture plus généralement vers le décoratif, une tendance accentuée par l’aplatissement de l’image concomitant avec l’abstraction et qui finit par conférer à la surface peinte une importance démesurée.

 

...A suivre....

 

Notes:

 

1  « Die abstrakte Kunst [...] : Wird sie mehr bringen als eine Wiederbelebung des Ornamentalen? » (Hugo Ball, Die Flucht aus der Zeit, 19. Mai 1917, Munich, 1927, p. 170).

2  « Zusammenstellung schöner Farben, die weiter keine Bedeutung haben, ist nichts wie Ornamentik » (Wassily Kandinsky, « Unveröffentlichte Aufzeichnung », vers 1904. Cité d’après Kandinsky. Aquarelle und Zeichnungen, (cat. expo., Bâle, Galerie Beyeler, 1972), Bâle, 1972, p. 38).

3  Hugo Ball, Die Flucht aus der Zeit, 19. Mai 1917, Munich, 1927, p. 171.

4  « It was in the period when the creation of decorative forms was increasingly suppressed in favour of functional utility that what is called abstract art made its entry into the preserve of painting and sculpture » (Ernst Gombrich, The Sense of Order: A Study in the Psychology of Decorative Art, Ithaca (NY), 1980, p. 61).

5  Niklas Luhmann, Die Kunst der Gesellschaft, Francfort, 1995, p. 350, n. 12.

6  Voir Clement Greenberg, Clement Greenberg: The Collected Essays and Criticism, John O’Brian éd., 4 vol., Chicago, 1986-1993.

7  Voir entre autres Ornamentale Tendenzen in der zeitgenössischen Malerei, (cat. expo., Berlin Zehlendorf, Haus am Waldsee, 1968), Berlin/Leverkusen, 1968.

8  Voir entre autres Ernst Kühnel, Die Arabeske: Sinn und Wandlung eines Ornaments, Wiesbaden, 1949.

9  Alois Riegl, Stilfragen. Grundlegungen zu einer Geschichte der Ornamentik, (Berlin, 1893) Munich, 1985, p. 56 [trad. fr. Questions de style: fondements d’une histoire de l’ornementation, Paris, 1992].

10  Annemarie Schimmel, « The Arabesque and the Islamic View of the World », dans Ornament and Abstraction. The Dialogue Between Non-Western, Modern and Contemporary Art, Markus Brüderlin éd., (cat. expo. Bâle, Fondation Beyeler, 2001), New Haven, 2001, p. 31.

11  « … unendlichen Prozess der Metamorphose und Erneuerung der Lebewesen » (Hanna Hohl, Philipp Otto Runge, Die Zeiten – der Morgen, Ostfildern-Ruit, 1997, p. 12).

12  « … diese in dienender Funktion stehende Kunst-, eine bloße Ornamentform, mit höchstem Sinn befrachtet » (Werner Busch, Die notwendige Arabeske, Wirklichkeitsaneignung und Stilisierung in der deutschen Kunst des 19. Jahrhunderts, Berlin, 1985, p. 123).

13  Werner Busch, Die notwendige Arabeske, Wirklichkeitsaneignung und Stilisierung in der deutschen Kunst des 19. Jahrhunderts, Berlin, 1985.




06/06/2015
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