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L’art abstrait du xxe siècle, autour de l’arabesque, deuxième partie

Les innovations de Runge se sont poursuivies dans l’abstraction arabesque. L’espace pictural aplati aboutit à un ajustement formel et matériel du support et de la peinture (Mondrian, Stella). La ligne, libérée de sa fonction de description de la forme, se différencia en deux principes formels abstraits : d’une part la « trace » abstraite, expressive (Kandinsky, Pollock), et d’autre part la charpente en surface de la « structure ». Cette polarité transféra dans le champ de la peinture abstraite le dualisme distillé par Riegl à partir de l’histoire de l’ornement entre l’élément « cristallin » et l’élément « organique »14. Wilhelm Worringer, dans son étude sur la psychologie du style de 1911, Abstraktion und Einfühlung, a montré combien l’arabesque peut agir comme une sorte de système formel ayant la fonction de médiateur entre ces deux pôles15, tandis que Kandinsky a élaboré, vers la même époque, son modèle dialectique « de la Grande Abstraction et du Grand Réalisme »16.

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C’est Henry van de Velde (1863-1957) qui entreprit la première et large conversion de l’arabesque en principe de ligne moderne autonome, en définissant la ligne comme une force active « à la manière de toutes les forces élémentaires »17. Pour l’architecte et concepteur belge, l’abstraction était la condition d’une réforme des arts appliqués et de la création d’une « nouvelle ornementation ». Ses écrits et sa définition de l’« arabesque pure » constituèrent la base d’une abstraction linéaire, et ce sous deux aspects : d’une part comme une trace organique dans laquelle le spectateur peut se projeter, et d’autre part comme une structure compositionnelle qui devait plus tard se cristalliser en structure géométrique.

 

À partir de Van de Velde, on peut ainsi suivre le développement organique de l’arabesque en passant par Adolf Hölzel (1853-1944) qui, dès 1888, avait pris le risque de formuler pour la première fois avec ses « Ornements abstraits »18 un langage formel détaché du figuratif, et par Henri Matisse (1896-1954), qui travailla entre 1906 et 1912 sur le thème de l’arabesque dans le contexte d’une figuration dynamique. Dans La Danse, par exemple, œuvre monumentale de 1909 (Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage), c’est l’échange entre les figures et l’espace qui traduit le mouvement rythmique de la danse. Vers la même époque, Kandinsky transformait la ligne déjà « libérée » du Jugendstil d’August Endell et d’Hermann Obrist – une ligne « libérée » et ondoyante, qui développait le mouvement à partir d’elle-même – en un staccato de traits. Il aplanit ainsi la voie vers l’abstraction expressive, marquée par l’abolition de la consistance formelle et de l’harmonie. L’artiste lui-même parla de « mondes en train d’exploser ».Plus tard, à l’époque du Bauhaus, la ligne fut soumise à une systématisation analytique. Dans les dernières œuvres des années 1930, le tracé arabesque revint dans le tableau.

11Le destin de l’arabesque organique est marqué par une subjectivité croissante, avec deux aboutissements dans les années 1940 : d’une part avec Joan Miró et ses « tableaux non peints » de petit format réalisés pendant la guerre et appelés Constellations, où le grotesque cristallin du noir, avec sa connotation fantastique, se combine comme une grille avec des fonds aux couleurs douces ; d’autre part le nouvel univers de Pollock, où le réseau que parcourt la ligne s’empare finalement de tout l’espace pictural et entraîne le peintre et le spectateur comme envoûtés dans un écheveau de couleurs. Le fait qu’après cette phase purement abstraite, Pollock ramène l’abstraction dans le figuratif – comme dans Out of the Web: Number 7 (1949, Stuttgart, Staatsgalerie) – démontre bien l’effet souterrain de lois formelles ornementales, qui recèlent en elles-mêmes la possibilité de l’« abstraction inversée », la figuration de l’abstrait.

12Si le prolongement de la ligne arabesque du Jugendstil à Pollock se comprend, une autre évolution du système arabesque était plutôt inattendue. Elle commence également chez Runge et passe par Frantisek Kupka et le constructivisme (Rodchenko) jusqu’à la concrétisation de l’ornement arabesque et la linéarité de Piet Mondrian.

13Dans une série de tableaux de Kupka peints en 1925-1926 intitulés « Arabesques », la linéarité ininterrompue et infinie rappelle certes l’ornementation polygonale géométrique de l’Islam, mais il s’agit surtout d’une synthèse entre la ligne tectonique-géométrique et une ligne aux courbes d’arabesques. La particularité de Kupka est notamment d’être arrivé au non-figuratif par ces deux voies différentes. En 1911-1912, il réalisa à Paris Amorpha, une fugue à deux couleurs (Prague, Galerie Národní), une composition rythmique de couleurs faite de lignes sinueuses décrivant des cercles. Vers la même époque, le Tchèque peignit Plans verticaux bleus et rouges (1912-1913, collection particulière suisse), qui était également issu de la compression de l’espace pictural dans ce qu’on appelle les « tableaux aux touches de piano » réalisés vers 1900

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Ne pourrait-on voir aussi dans la grille néo-plasticienne de Mondrian une sorte d’« arabesque géométrique »19 ? On peut effectivement établir une relation « génétique » entre la vague aux lignes courbes de Van de Velde et les tracés mouvementés du néo-plasticisme traduits dans la polarité du vertical et de l’horizontal20. Mais cette transition ne peut être établie de manière directe, pas plus qu’on ne puisse expliquer les tableaux de la maturité de Mondrian à partir du cubisme, comme l’a montré Yve-Alain Bois21. En 1916-1919, Mondrian connaît une crise, la décomposition cubiste l’ayant entraîné dans une voie sans issue : la géométrisation continue avait provoqué une séparation entre la couleur et la ligne. La seule solution sembla être d’éliminer la question de la composition et de réaliser une synthèse ornementale combinant champs de couleur et images linéaires, union à laquelle il parvint dans les « échiquiers » (Checkerboard Composition, 1919, La Haye, Gemeentemuseum). C’est donc la disparition du cubisme et la brève période où s’affirmait l’ornemental qui conduisit Mondrian à son style de maturité, où la composition put de nouveau intervenir dans un tableau entièrement plat. On ne sait pas si, à l’époque, Mondrian s’est intéressé à l’ornementation orientale. Toujours est-il qu’en faisant le détour par l’ornemental, grâce à l’équilibre entre la figure et le fond sur la régularité du damier, il trouva la voie vers le néo-plasticisme. Et lorsqu’à partir de 1935 la grille des lignes noires et colorées commença progressivement à dominer l’impression d’ensemble, l’ornemental – le schéma de l’arabesque – s’imposa, surtout dans ses tableaux new-yorkais des années 1940. Les hésitations répandues à propos de l’évaluation de ces derniers ne donnent-elles pas à entendre que l’artiste avait tenté à cette époque de relativiser son système de la « géométrie définitive » voire à le dépasser, à condenser l’ornement ?Nous avons appris à comprendre l’art moderne comme une réduction permanente jusqu’à la forme zéro du tableau. Lorsqu’on le considère du point de vue des possibilités et des lois de l’évolution de l’ornementation, on découvre autre chose : l’idée de la liberté que concrétise l’ornement.

la peinture abstraite comme prolongement de l'histoire de l'ornement

15La position médiatrice de l’ornement en général, entre le cristallin et l’organique, l’abstrait et le figuratif, est donc incarnée par l’histoire ornementale de l’arabesque. Cette forme connaît la transformation de la vrille sinueuse de l’antique acanthe en ornement polygonal à la pliure cristalline de l’art sarrasin, mais a suivi aussi le chemin inverse. C’est pourquoi on trouve, à côté du processus d’abstraction, que la construction d’une ligne abstraite peut aussi être « figurative ». Cette possibilité de procéder à une inversion, que l’on peut trouver chez de nombreux artistes modernes comme, par exemple, Juan Gris, Frank Stella ou encore Pollock, a été négligée dans la théorie de l’art abstrait du fait de la domination du cubisme. On a même pu qualifier d’« ornementale » cette tendance à passer de l’abstrait au figuratif.

 

En effet, au cours de sa jeune histoire, la peinture abstraite s’est constamment épanouie dans l’ornemental, depuis les Arts déco, qu’on pourrait qualifier de « cubisme ornementalisé », au groupe Abstraction-Création des années 1930 et à la réhabilitation, dans les années 1960, de l’ornemental dans la peinture22. Le passage de Frank Stella des rigoureux et géométriques Black paintings de la fin des années 1950 aux opulents reliefs de métal dans un style rococo des années 1980 et le parcours de Sol LeWitt, qui va de l’économie des délicats Wall Drawings des années 1970 à la richesse surprenante des actuels panneaux peints colorés, sont deux cas d’artistes qui semblent évoluer vers l’ornementalisation. Ne pourrait-on pas définir plus généralement l’abstraction de l’après-guerre comme une sorte d’« ornementalisation » du potentiel formel des débuts de l’art non figuratif ? Des déclarations d’artistes comme Gerhard Merz ou Ulrich Horndash, qui approchent en historiens le projet de la modernité et visent un dialogue formel entre la peinture et l’architecture, montrent bien que l’abstraction conduit tout simplement à l’ornement et à la décoration.

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Enfin, l’aspect le plus frappant de l’abstraction revivifiée depuis les années 1980 est son « penchant pour l’ornement », à commencer par la peinture analytique d’Olivier Mosset, de Niele Toroni ou de Robert Ryman, jusqu’aux positions post-minimalistes de Gerwald Rockenschaub, Philip Taaffe, Jonathan Lasker, Ross Bleckner, David Reed ou John M. Armleder. On pourrait allonger la liste jusqu’à aujourd’hui avec Christine Streuli, Sarah Morris, Ekrem Yalcindagg – peintre turc vivant à Istanbul – ou des peintres plus jeunes, du monde arabe. On peut en conclure que, d’un point de vue tant formel que conceptuel et de contenu, l’ornement est depuis les années 1980 un concept clé pour la compréhension de l’abstraction, et que le nouveau débat autour de la peinture non figurative ne peut être engagé utilement que par référence à l’ornement et à sa signification pour la modernité. On est donc bien obligé de se demander si ce n’est pas précisément la nouvelle évaluation de l’ornement et de la décoration qui a conduit à la rénovation de la peinture abstraite.

18Voilà qui permettrait de mieux comprendre bien des choses, précisément en ce qui concerne les nouveaux médias et l’esthétique des réalités virtuelles. Cette tentative de réécrire l’histoire de l’art non figuratif doit aider à établir de meilleures relations entre l’histoire de l’art de la modernité occidentale et d’autres cultures non dominées par l’Occident, en particulier le cercle des cultures arabes et islamiques – une tâche qui sera déterminante pour aboutir à une définition de la culture globale du xxie siècle.

 

 

Notes:

 

14  Riegl, (1893) 1985, cité n. 9, p. 12.

15  Wilhelm Worringer, Abstraktion und Einfühlung: ein Beitrag zur Stilpsychologie, Munich, 1911.

16  « … der Grossen Abstraktion und der Grossen Realistik » (Wassily Kandinsky, « Über die Formfrage », dans Über das Geistige in der Kunst, Berne, [1912] 1952, p. 127).

17  Henry van de Velde, « Die Linie », dans Die Zukunft, 6 septembre 1902, cité ici d’après Henry van de Velde. Zum neuen Stil, extrait de ses écrits, avec une introduction de Hans Curjel, Munich, 1955, p. 181.

18  Werner Haftmann, Malerei im 20. Jahrhundert, Munich, 1973, p. 68.

19  Jusqu’à présent on ne sait rien de la relation que put avoir Mondrian avec l’ornementation abstraite islamique. Oleg Grabar fait une comparaison intéressante entre une page des Albums d’Istanbul et l’œuvre tardive de Mondrian, Broadway Boogie-Woogie, tableau de 1942-1943 : « Les célèbres albums d’Istanbul recèlent une peinture iranienne saisissante, dont la composition, constituée de sept couleurs différentes séparées par des lignes noires, rappelle inévitablement les meilleures et les plus stimulantes compositions de Mondrian » (Oleg Grabar, The Mediation of Ornament, Princeton, 1992, p. 18).

20  Werner Hofmann, Von der Nachahmung zur Erfindung der Wirklichkeit. Die schöpferische Befreiung der Kunst 1890-1917, Cologne, 1970, p. 109.

21  Yve-Alain Bois, « Der Bilderstürmer », dans Piet Mondrian 1872-1944, (cat. expo., La Haye, Gemeentemuseum, 1995), Berne, 1995, p. 335.

22  Ornament? ohne Ornament?, Mark Buchmann éd., (cat. expo., Zurich, Kunstgewerbemuseum, 1965), Zurich, 1965.



06/06/2015
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