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Les grands classiques revisités: Crime et Châtiment

Livres Sous des dehors de roman policier haletant, "Crime et Châtiment" est d’abord un extraordinaire roman sur l’âme humaine. Dostoïevski y creuse comme aucun autre écrivain ne l’a jamais fait à ce point, les questions du bien et du mal, de la liberté, de la souffrance, de la faute et de la rédemption. Ce roman a beau avoir 150 ans (il fut publié en 1866), il reste moderne et interpellant.

Faut-il en rappeler l’intrigue ? Dostoïevski avait décrit son projet dans ses "Carnets" : "C’est la relation psychologique d’un crime. Le héros (Raskolnikov) est un de ces étudiants de la jeune génération, nullement excentrique, exclu de l’université et qui vit dans une extrême pauvreté. Il s’était livré à certaines idées étranges, inachevées, qui sont dans l’air, il veut d’un seul coup sortir de sa mauvaise situation. Il décide de tuer une vieille femme stupide, malade méchante, avide. Elle n’est bonne à rien, pourquoi vit-elle ? Est-elle utile à qui que ce soit ? Il décide de la tuer, de la dévaliser, pour rendre heureuse sa mère, pour sa sœur, pour terminer ses études et être enfin honnête, ferme en ses principes et accomplir son devoir envers l’humanité". Le crime perpétré, ce sera le tourment moral qui le poussera à avouer sa faute davantage que la police ou la loi des hommes.

Raskolnikov tue à coups de hache la vieille usurière mais aussi, Lizaveta, sa jeune sœur innocente qui eut le malheur d’arriver par hasard sur la scène du crime. Il s’empare maladroitement de quelques bijoux et s’enfuit précipitamment, échappant par miracle aux regards des voisins. Il se débarrasse vite de son butin, en le plaçant sous une pierre et tombe dans un profond état de fièvre.

Tout le roman sera alors l’histoire de son combat intérieur. Quels ont été ses véritables motifs ? La force de Dostoïevski est de ne jamais simplifier son propos. Raskolnikov lui-même ne comprend pas exactement ce qui l’a poussé. Tuer pour de l’argent ? Mais alors, pourquoi n’avoir pas gardé le butin et mieux cherché le coffre de l’usurière ? Par méchanceté ? Mais Raskolnikov est aussi un homme généreux, au cœur pur, qui aide les pauvres qu’il croise en rue.

Tue-t-il alors par orgueil ? Pour se retrouver au-dessus de la loi des hommes, parmi les Surhommes, un thème alors à la mode dans les milieux progressistes russes ? Il se compare à Napoléon qui n’a pas hésité, dès le début de sa carrière, à tuer ses opposants parce qu’il avait un projet et que l’Histoire a gracié ses crimes. Tuer l’usurière peut-il se justifier en faisant grâce à cela de nombreuses bonnes actions ? Même condamné et envoyé au bagne, Raskolnikov continue à croire à cette thèse. Il s’exclame encore, presque à la fin du roman : "Pourquoi mon acte leur a semblé monstrueux ? Parce que c’est un crime ? Dans ce cas de nombreux bienfaiteurs de l’humanité, qui s’emparent du pouvoir au lieu d’en hériter dès le début de leur carrière, auraient dû être livrés au supplice, mais ces hommes ont réalisé leurs projets. Ils sont allés jusqu’au bout de leur chemin et leur réussite justifie leurs actes, tandis que moi, je n’ai pu poursuivre le mien, ce qui prouve que je n’avais pas le droit de m’y engager". C’était là, dit Dostoïevski, "le seul tort qu’il se reconnut, celui d’avoir faibli et d’être allé se dénoncer".

Mais Raskolnikov n’est pas ce Surhomme, dès le crime commis, il tombe malade, taraudé par la culpabilité, hésitant à se jeter dans la Néva. Est-il fou alors ? A-t-il commis son acte dans un moment de démence ? Non, répond Dostoïevski, car dans chaque homme, cohabitent folie et raison, bonté et mal, orgueil et humilité.

La rédemption viendra par le personnage de Sonia, la fille de Marmeladov, un alcoolique qu’aide Raskolnikov. Elle se prostitue pour aider sa famille. Elle est la bonté et la douceur. Elle recueillera la confession de Raskolnikov et sans le dénoncer, le poussera à se rendre à la police et à passer devant les tribunaux. Il y bénéficie d’une certaine clémence et ne sera condamné qu’à huit ans de bagne. Sonia l’y accompagne et l’attend à la porte. C’est l’amour si total de Sonia pour lui qui finalement amène Raskolnikov à regretter son acte : "Le cœur de l’un enfermait une source de vie inépuisable pour l’autre". Et Sonia lui glisse le seul livre admis au bagne : un Evangile.

Roman policier passionnant, "Crime et Châtiment" est aussi le roman de Saint-Pétersbourg, ville de décors de théâtre qui cache sous les façades dorées, un lacis de ruelles miséreuses. C’est aussi un grand roman de la misère et un grand roman psychologique. Chez Dostoïevski, tous les personnages sont entiers, excessifs, tourmentés, en proie à des fièvres. On rencontre Svidrigaïov, le vicieux sans conscience et cynique, Dounia, la sœur aimée de Raskolnikov, Porphyre Petrovitch, le policier qui se doute bien de la culpabilité de Raskolnikov et joue au chat et à la souris avec lui, il y a Razoumikhine, le meilleur ami, l’ange gardien, il y a Loujine, ambitieux et veule, qui veut épouser Dounia.

La force du roman est de mêler intrigue, débats philosophiques, profondeur psychologique et grande littérature, grâce surtout aux dialogues constants qui font l’essentiel du livre.

Pour écrire ce chef-d’œuvre, premier de ses cinq grands romans, Dostoïevski a dû subir les malheurs de la vie. Son père assassiné par ses propres paysans quand l’écrivain a 18 ans. A 26 ans, il a ses premières crises d’épilepsie. Il se débat constamment dans des difficultés d’argent. Mais surtout, il est arrêté le 23 avril 1849, à 5h du matin, et envoyé à la forteresse Pierre et Paul. On l’accuse de complot à cause de sa fréquentation des "pétrachevistes", des fouriéristes utopistes rassemblés autour de Pétrachevski et qui pouvaient être une menace pour l’autorité du Tsar. Condamné à mort, il se retrouve le 22 décembre, sur la place où on doit l’exécuter. Mais, in extremis, on lui annonce que sa condamnation est commuée en travaux forcés. Il restera 4 ans dans le bagne d’Omsk, sans pouvoir écrire à sa famille, avec la Bible comme seule lecture.

Ce séjour, qu’il a raconté dans "Souvenirs de la maison des morts", lui a permis de rencontrer le peuple russe, de sonder l’âme même des criminels et de voir la riche ambiguïté des hommes. Il les a connus là, tels qu’ils sont avec leurs côtés noirs et blancs, leurs joies et leurs douleurs. Il ne veut pas revenir en arrière. Il recherchera encore et toujours le bien du peuple et la modernité, mais plus dans les idées radicales d’intellectuels en chambre.

Si Raskolnikov tue, n’est-ce pas d’abord pour se prouver par ce geste qu’il vit ? Mais Sonia et le bagne lui feront comprendre que même une usurière est un être humain et que l’amour est plus un signe de vie que le crime. L’homme et sa raison ne peuvent échapper à la conscience morale, la liberté n’est pas totale.



19/05/2015
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