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Jules Verne, sa vie, ses oeuvres

 

L'écrivain le plus traduit de toutes les littératures

Phénomène unique dans les lettres françaises, et rare dans la littérature mondiale : Jules Verne est un écrivain international. Ses personnages sont aussi bien africains qu'américains, hongrois que russes, anglais qu'allemands. Tous sont décrits avec sympathie et compréhension. Aussi Jules Verne est-il devenu prodigieusement populaire, et à l'étranger plus qu'en France. Le philosophe allemand Hermann Keyserling déclarait en 1930 que Jules Verne était un des trois écrivains français ayant le plus influencé la pensée allemande. En Union soviétique, Jules Verne est un écrivain national. Aux États-Unis, son œuvre est abondamment rééditée, et nombre de films et d'émissions de télévision ont adapté ses récits.

Cette œuvre, qui se compose de soixante-cinq romans et de dix-huit nouvelles, ne fut publiée intégralement qu'en 1971, et encore ce fut en Suisse et non pas en France : cette édition comprend une étude inédite sur Edgar Poe, une nouvelle, le Comte de Chanteleine, devenue introuvable, et reprend, bien entendu, tous les sommets que sont Voyage au centre de la Terre (1864), De la Terre à la Lune (1865), Autour de la Lune (1870), Vingt Mille Lieues sous les mers (1870), le Tour du monde en quatre-vingts jours (1873), l'Île mystérieuse (1874), Michel Strogoff (1876), les Cinq Cents Millions de la bégum (1879), Mathias Sandorf (1885), Robur le Conquérant (1886), l'Île à hélice (1895), Face au drapeau (1896), Maître du monde (1904), la Chasse au météore (1908), le Secret de Wilhelm Storitz (1910), l'Étonnante Aventure de la mission Barsac (1919).

On notera qu'une partie de cette œuvre aura été publiée à titre posthume. Mais il n'y a cependant aucune raison de croire, comme certains l'ont laissé entendre, qu'elle ait été améliorée ou écrite par d'autres.

Une œuvre de technique-fiction

L'œuvre de Jules Verne mêle ce que nous appelons aujourd'hui la « science-fiction » et le traditionnel roman historique et d'aventures. Contrairement à ce que l'on entend dire parfois, elle n'a été, dans sa partie visionnaire, ni rattrapée ni dépassée par les progrès de la science et de la technique. Nous n'avons toujours pas découvert l'ingénieux système d'invisibilité décrit dans le Secret de Wilhelm Storitz. Nous ne possédons pas les tubes de force gravitationnelle pouvant chercher des météorites dans l'espace et les amener sur Terre comme dans la Chasse au météore. L'engin polyvalent du Maître du monde, automobile-avion-sous-marin, le tout réuni en une seule machine électrique, n'a toujours pas été réalisé. On peut multiplier ces exemples. Ce qu'il faut surtout retenir, c'est qu'il s'agit chez Verne de technique-fiction. Ni les travaux sur la quatrième dimension, ni les possibilités d'une parapsychologie de l'esprit humain, ni même l'énergie atomique et l'utilisation des ondes électromagnétiques n'apparaissent chez lui : son œuvre est une œuvre d'ingénieur et non de savant ; une œuvre qui a donné leur inspiration à des inventeurs remarquables dans le monde entier, mais qui n'a pas, comme on le dit encore, créé la science-fiction – ce qui fut l'œuvre de Wells, qui en traita tous les thèmes essentiels entre 1895 et 1915.

Les thèmes

Les principaux thèmes de l'œuvre de Jules Verne dépassent singulièrement le simple propos qu'on lui assigne souvent : le divertissement de la jeunesse. Au cœur des œuvres de la période optimiste, comme de celles de l'époque plus désenchantée de la fin de sa vie, gît un irrépressible besoin de liberté et de libération : le plus bel exemple est Mathias Sandorf, évocation d'une grande figure de patriote hongrois, mais aussi de défenseur des peuples opprimés, à qui on peut écrire en mettant simplement sur l'enveloppe « Comte Mathias Sandorf à la Grâce de Dieu ». Cet aspect révolutionnaire subsistera chez Verne jusqu'à la fin, notamment dans son œuvre la plus contestataire et la plus amère, les Naufragés du Jonathan, publiée en 1909.

C'est à lui qu'est profondément lié le thème du monde souterrain qui apparaît, dès le début de l'œuvre, dans Voyage au centre de la Terre ; il est admirablement développé dans les Indes noires (1877), avec cette mine anglaise hantée où se produisent des événements apparemment inexplicables, provoqués par un mineur poussé au désespoir. On peut y voir une image du prolétariat écrasé, obligé de se réfugier dans les profondeurs de la planète, comme les Morlocks de Wells. Mais, s'il y a symbole, c'est surtout celui de l'inconnu et de l'inaccessible. L'intérieur de la Terre est infiniment plus difficile à atteindre que l'espace. Il figure tout ce que l'homme, dans la nature ou dans son univers intérieur, ne peut saisir qu'à travers des signes non immédiatement compréhensibles. Comme les alchimistes, Jules Verne est d'ailleurs fasciné par la cryptographie ; il revient constamment sur le thème du message soit volontairement chiffré, soit déformé par sa transmission ; les Enfants du capitaine Grant (1868) pourrait être utilisé comme un exemple frappant de la théorie de l'information. Le cryptogramme est sans cesse présent chez Verne, le plus bel exemple étant offert par la Jangada (1881).

La plus grande partie de l'œuvre de Verne est consacrée à l'exploration : exploration à pied, à cheval, en ballon et même dans un obus interplanétaire qui fait le tour de la Lune, dont la trajectoire est corrigée par des fusées, ce qui, à l'époque, n'est déjà plus une idée nouvelle : Cyrano de Bergerac avait décrit les fusées à étages. Mais ce désir d'étendre le champ d'action de l'homme s'accompagne d'une conscience aiguë des dangers que recèlent les découvertes scientifiques ainsi que d'une angoisse secrète devant la soudaineté et l'ampleur des catastrophes naturelles.

Cet envers de la science, qui apparaît pour la première fois, sur le mode comique dans le Docteur Ox (1874) – le docteur Ox se borne à augmenter la proportion d'oxygène dans l'atmosphère d'un petit village –, est repris, dans le registre dramatique, avec les Cinq Cents Millions de la bégum : villes concentrationnaires, canons géants, obus chargés de gaz asphyxiants. Le thème se retrouve ensuite dans Face au drapeau avec les fusées chargées d'un effroyable explosif et lancées à partir d'un sous-marin : l'histoire n'était pas alors vraisemblable, mais un chimiste, appelé Eugène Turpin, se reconnut dans l'inventeur ; il y eut procès : l'avocat de Jules Verne, qui n'était autre que Raymond Poincaré, le lui fit gagner. Et l'idée progresse avec l'Étonnante Aventure de la mission Barsac, où une société dévoyée et concentrationnaire, armée de la technique la plus moderne, manque de conquérir le monde. Une nouvelle, l'Éternel Adam (1910), est encore plus pessimiste : un glissement de continent détruit la civilisation moderne, et c'est avec beaucoup de difficultés que les savants d'une civilisation future arrivent à l'hypothèse qu'une civilisation avancée les a précédés.

Il est, tout compte fait, surprenant qu'il se trouve encore des critiques pour considérer Jules Verne comme un écrivain optimiste pour enfants. Il est probable qu'ils ne l'ont pas lu, sinon ils auraient trouvé dans son tout premier livre, Cinq Semaines en ballon (1863), la remarque suivante : « Cela sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit ! À force d'inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière, chauffée à trois milliards d'atmosphères, fera sauter notre planète ! » Folie et désespoir : ce sont là des thèmes qui reviennent constamment. L'énergie implacable des personnages de Jules Verne tourne à la déraison. Le capitaine Hatteras fonctionne comme une espèce de boussole vivante et, même enfermé dans un asile, s'obstine à marcher vers le nord.

Le « Maître du monde », Wilhelm Storitz sont fous sans équivoque, comme le mineur maudit des Indes noires. Folie, désespoir, vengeance, cruauté aussi, toutes ces passions nourrissent l'œuvre de Verne. Ceux de ses personnages qui ne sont pas fous sont pour le moins têtus, comme Phileas Fogg, obstiné à faire « le tour du monde en quatre-vingts jours ». Il serait difficile de trouver dans Jules Verne un personnage « normal » ; il est vrai que la normalité est relative. Le Chancellor (1875) décrit des scènes de cannibalisme chez des naufragés. Près d'un siècle plus tard, des naufragés d'un avion uruguayen, dans les Andes, mangeront les cadavres de leurs camarades morts : c'est là du « bon » Jules Verne, mais il est difficile d'y voir un exemple pour la jeunesse.

Un talent de conteur

Quelles sont donc les raisons de la popularité d'une œuvre, en somme, plutôt sinistre ?

Il y en a une principale : c'est que Jules Verne est avant tout un conteur. Il sait merveilleusement raconter une histoire, la construire, ménager les coups de théâtre. On peut le comparer en ce sens à Alexandre Dumas père. Cette façon de conter produit une curieuse fascination même chez le lecteur le plus moderne (Gagarine avouait qu'il prenait autant de plaisir à lire Jules Verne après son vol dans l'espace qu'avant). Ce talent de rendre présents les êtres et les choses donne une vie particulière aux paysages inconnus : les coins non explorés de la Terre, l'espace interplanétaire, la haute atmosphère aussi, conquise dans Jules Verne d'abord en ballon, ensuite en hélicoptère, enfin en avion (dans la réalité, l'ordre a été un peu inversé, l'hélicoptère ayant suivi l'avion au lieu de le précéder). Dans ces paysages de rêve évoluent des êtres extraordinaires ; dessinés avec couleurs et humour, ils sont d'admirables incarnations romantiques, méprisant les hommes ordinaires, détachés de tous liens avec la société : le capitaine Nemo ou Robur le Conquérant en sont les meilleurs exemples, qui soutiennent la comparaison avec le Satan de Milton :
Ici du moins je régnerai en paix Loin du tout-puissant que je hais L'enfer m'est moins rude Que le ciel et la servitude.

Une vie simple et mystérieuse

On pourrait s'attendre à ce que la vie de Jules Verne annonçât, ne serait-ce que par quelques indices, la genèse de ces personnages extraordinaires, plus extraordinaires que les voyages eux-mêmes. Or, il n'en est rien. La vie de Jules Verne est extrêmement simple, tellement simple qu'elle en devient mystérieuse. Une fugue à onze ans certes, au milieu d'une enfance sévère, mais de banales études de droit et la bohème désargentée d'un fils de famille qui renonce à la carrière d'agent de change ; de vagues essais littéraires ; des débuts dans le théâtre lyrique (comme auteur de livrets d'opérette et secrétaire du Théâtre lyrique) ; un mariage en 1856 avec une jeune veuve. C'est en 1862 qu'il signe, avec l'éditeur Jules Hetzel (1814-1886), un contrat, qu'il tiendra jusqu'à sa mort (et au-delà), pour deux livres par an. Sa réussite est telle et sa puissance de travail tellement fantastique qu'on l'accusera d'employer des nègres ; accusation injuste qui le poursuivra jusqu'à sa mort. En 1903, il écrit : « J'ai également perdu une oreille. Je ne risque donc plus d'entendre que la moitié des sottises et des méchancetés qui courent de par le monde. C'est une grande consolation. » On lui attribue toutefois une crainte maladive des fous. Prémonition ? En 1886, un de ses neveux tire sur lui, à bout portant, deux coups de revolver. Jules Verne en restera boiteux, cessera tout voyage, lui qui sillonnait les mers sur ses yachts toujours plus magnifiques, mais sous l'unique invocation de « Saint-Michel ». C'est, selon l'expression de Pierre Louÿs, un « révolutionnaire souterrain » et neurasthénique qui meurt le 24 mars 1905.

Les interprétations

Cette vie, au vrai, ne révèle rien. Aucune étude ultérieure n'a levé le masque, si tant est qu'il y ait eu un masque. Tout le monde cherche à annexer Jules Verne. Un certain nombre de psychanalystes amateurs ont publié sur lui des études qui font penser à la dure parole de Whitehead : « En analyse, l'illusion est ce que croit le patient et la réalité ce que croit le psychanalyste. » À l'autre extrémité du spectre des idées reçues, l'écrivain soviétique K. Andreïev fait de Verne un marxiste, et c'est tout juste s'il ne lui attribue pas la paternité du Capital. Il aurait dû, cependant, se méfier des conclusions trop hâtives, lui qui cite l'histoire d'un journaliste américain venu à Paris vers 1890 faire une enquête sur Jules Verne. Ce journaliste avait recueilli les cinq « versions » suivantes du romancier : 1° Jules Verne est un voyageur infatigable qui a traversé lui-même les cinq continents et les a explorés en profondeur ; il ne fait que décrire ses propres aventures ; 2° Jules Verne ne travaille qu'en chambre et ne fait que recopier des récits de voyageurs ; 3° Jules Verne est en réalité un Juif polonais, né à Plock, près de Varsovie ; son nom véritable est Iouri Olchewitch, nom d'un arbre qui, en français, se dit verne ; c'est lui qui a écrit l'œuvre d'Alexandre Dumas, notamment les Trois Mousquetaires et le Comte de Monte-Cristo ; 4° Jules Verne est un mythe ; il y a derrière ce « sigle » toute une organisation qui écrit ses livres ; 5° Jules Verne est un vieux loup de mer, mort depuis longtemps. Ses premiers livres ont été publiés par Hetzel, qui, depuis, en fait écrire deux par an. Si ce journaliste revenait de nos jours, il ajouterait facilement à sa liste une bonne centaine d'autres hypothèses sur Jules Verne. En particulier, il ferait état d'un certain nombre de livres récents et d'après lesquels toute l'œuvre de Jules Verne est un cryptogramme géant. Cela rappelle les hypothèses d'après lesquelles les pièces de Shakespeare auraient été écrites par Francis Bacon. L'humoriste anglais A. A. Milne, de son côté, a émis l'hypothèse d'après laquelle Shakespeare a écrit non seulement les pièces de Shakespeare, mais aussi, pour le compte de Francis Bacon, qui était complètement illettré, le Novum Organum. De même, on pourrait dire que Jules Verne a écrit non seulement l'œuvre de Jules Verne, mais encore une grande partie de la littérature mondiale : ses imitateurs comme ses disciples ne se comptent plus.

L'influence

On peut, évidemment, émettre de nombreuses supputations sur ce que Verne aurait pu écrire s'il n'avait pas été orienté par Hetzel vers la jeunesse et le Magasin d'éducation et de récréation. Mais l'œuvre de Jules Verne se suffit à elle-même et elle a changé le monde aussi bien directement qu'indirectement. C'est un de ses disciples allemands, Kurt Lasswitz (1848-1910), qui, dans une de ses nouvelles de science-fiction, Le diable qui emporta le professeur, a contribué à donner à Einstein l'idée de la théorie de la relativité. Sur le plan de l'invention pratique, Jules Verne a inspiré et inspire encore, notamment en Union soviétique, des milliers d'ingénieurs. Simon Lake, qui perfectionna les sous-marins, Alberto Santos-Dumont, qui se passionna pour les dirigeables, Édouard Belin, qui inventa la transmission des images à distance, Juan de La Cierva y Codorníu, qui créa l'autogire, ont reconnu avoir puisé leur inspiration ou leur passion chez Jules Verne ; il en est de même des explorateurs George Hubert Wilkins, Norbert Casteret, William Beebe, Richard Evelyn Byrd et bien d'autres. Tolstoï et Tourgueniev l'admiraient. Jules Verne fit rêver K. E. Tsiolkovski, le père de l'astronautique. Mais, si le monde a changé grâce à lui, il a surtout laissé un univers de rêve plus beau que le réel. Il suffit de comparer la brève vision qu'ont de notre satellite les passagers de l'obus lunaire avec les tristes espaces morts découverts par les astronautes de 1969 pour être convaincu de la supériorité du monde de Jules Verne.

 



04/06/2015
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